Les philosophes n’ont-ils pas toujours réfléchi à la possibilité d’attenter à sa vie ?
Frédéric Laupies, enseignant en philosophie : ''Si on n'apprend pas à vivre, on risque de ne pas aimer la vie''.
Frédéric Laupies : "En effet, Platon déjà dans le Phédon met en scène Socrate au moment de mourir, réfléchissant sur la vie et la mort. Paradoxalement, il affirme à la fois que la mort est une libération et qu’il n’est pas possible de se donner la mort.
La mort peut, dans une certaine mesure, être comprise comme une libération, nous dit Socrate. En tant que séparation du corps et de l’âme, elle permet le déploiement de ce qui, en nous, est immatériel. Puisqu’en effet, nous arrivons à des idées, dit-il, ne serait-ce que l’idée d’arbre qui ne se confond avec aucun des arbres existants, cela signifie qu’il y a en nous quelque chose qui transcende la matière. Si nous avons la capacité de former des idées qui ne se confondent avec aucune réalité sensible, cette réalité intelligible, immatérielle, qui transcende en nous la matière, ne peut pas se décomposer comme la matière. La mort est donc l’accomplissement de ce que la philosophie a déjà commencé : l’élévation vers l’intelligible, la contemplation de l’immuable."
La mort peut, dans une certaine mesure, être comprise comme une libération, nous dit Socrate. En tant que séparation du corps et de l’âme, elle permet le déploiement de ce qui, en nous, est immatériel. Puisqu’en effet, nous arrivons à des idées, dit-il, ne serait-ce que l’idée d’arbre qui ne se confond avec aucun des arbres existants, cela signifie qu’il y a en nous quelque chose qui transcende la matière. Si nous avons la capacité de former des idées qui ne se confondent avec aucune réalité sensible, cette réalité intelligible, immatérielle, qui transcende en nous la matière, ne peut pas se décomposer comme la matière. La mort est donc l’accomplissement de ce que la philosophie a déjà commencé : l’élévation vers l’intelligible, la contemplation de l’immuable."
Il aurait donc prôné une certaine "libération" par le suicide ?
"Justement non ! Lorsqu’on lui demande : « mais alors si la mort est une libération, pourquoi ne te suicides-tu pas ? », Socrate répond : « en fait, les dieux sont gardiens de la vie. J'ai reçu ma vie, sans me la donner à moi-même. Je n’en suis pas l’auteur. Je ne peux donc pas exercer un pouvoir sur ce qui ne m’appartient pas pleinement. Donc, même si il y a cette idée de la vie après la mort qui peut, à certains égards, être une libération, je ne suis pas fondé ni légitimé à me donner la mort. »
On a là une belle réflexion sur la possibilité du suicide."
On a là une belle réflexion sur la possibilité du suicide."
Mais il y a pourtant Sénèque ou Caton d’Utique qui se sont donné la mort ?
La mort de Caton d'Utique, huile sur toile de P-N Guérin (1797)
"Dans la pensée stoïcienne, le suicide est parfois présenté comme un acte de courage, pour ne pas céder au tyran. Ainsi, Caton d’Utique, figure devenue un peu mythique, s’est donné la mort pour ne pas céder au chantage de César. Il est devenu la figure héroïque de celui qui préfère mourir plutôt que trahir et Sénèque s’est ouvert les veines sur ordre de Néron.
Mais il est important de préciser que ces actes ne sont, en aucun cas, une justification du suicide par haine de la vie.
Sénèque avait une santé très fragile à la fin de sa vie. Il était très malade et souffrait notamment de crises d’asthme. La vie lui était très pénible. Il a pourtant écrit, dans plusieurs lettres à Lucilius, qu’il vit pour son père et pour son frère, qu’il ne se donne pas la mort car il sent, il sait, qu’il est attendu par les autres et que les autres sont importants. Il supporte donc vaillamment la vie, « supporte et abstiens-toi », parce qu’il a conscience qu’il n’est pas une pièce isolée, mais qu’il est engagé dans la relation.
Si, ensuite, il se donne la mort, ce n’est pas du tout par faiblesse, par courage ou parce que la vie lui est insupportable, c’est parce qu’on lui en donne l’ordre et qu’il ne peut pas faire autrement... Ce n’est pas du même ordre et il y avait, au contraire chez lui, une certaine force d’âme à vivre."
Mais il est important de préciser que ces actes ne sont, en aucun cas, une justification du suicide par haine de la vie.
Sénèque avait une santé très fragile à la fin de sa vie. Il était très malade et souffrait notamment de crises d’asthme. La vie lui était très pénible. Il a pourtant écrit, dans plusieurs lettres à Lucilius, qu’il vit pour son père et pour son frère, qu’il ne se donne pas la mort car il sent, il sait, qu’il est attendu par les autres et que les autres sont importants. Il supporte donc vaillamment la vie, « supporte et abstiens-toi », parce qu’il a conscience qu’il n’est pas une pièce isolée, mais qu’il est engagé dans la relation.
Si, ensuite, il se donne la mort, ce n’est pas du tout par faiblesse, par courage ou parce que la vie lui est insupportable, c’est parce qu’on lui en donne l’ordre et qu’il ne peut pas faire autrement... Ce n’est pas du même ordre et il y avait, au contraire chez lui, une certaine force d’âme à vivre."
La position prise par rapport à la mort et au suicide dépendrait donc essentiellement de la vision que l’on aurait de la vie ?
''La vie est source de pouvoir, et condition de ces pouvoirs''.
"Effectivement ! Si on réfléchit à la vie, on peut, je pense, mettre en lumière plusieurs idées importantes.
La première, c’est ce qu’on évoquait dans le Phédon de Socrate, l’idée que nous n’avons pas choisi de vivre. Nous avons reçu ce qui, paradoxalement, nous constitue le plus intimement mais qui, d’une certaine manière, est en même temps extérieur à notre pouvoir.
Cette première idée est assez complexe justement. Puisque nous n’avons pas choisi de vivre, nous pourrions nous dire dans une conclusion un peu paradoxale : puisque ce n’est pas mon œuvre, c’est moi sans être moi, donc je n’ai pas d’obligation à l’égard de ce qui m’est échu.
Mais, dans le même temps, le raisonnement se renverse totalement puisque l’autre idée c’est que la vie est source de pouvoir, source de tous les pouvoirs. Elle est donc « condition » de ces pouvoirs, elle est en amont de ces pouvoirs donc elle n’est pas, elle-même, « objet » de pouvoir, ce serait une contradiction dans les termes.
Donc, le fait que la vie m’est échue, sans que je l’ai voulu, signifie que, en fait, je suis partie prenante de quelque chose qui est source de mon pouvoir mais qui n’est pas objet de mon pouvoir."
La première, c’est ce qu’on évoquait dans le Phédon de Socrate, l’idée que nous n’avons pas choisi de vivre. Nous avons reçu ce qui, paradoxalement, nous constitue le plus intimement mais qui, d’une certaine manière, est en même temps extérieur à notre pouvoir.
Cette première idée est assez complexe justement. Puisque nous n’avons pas choisi de vivre, nous pourrions nous dire dans une conclusion un peu paradoxale : puisque ce n’est pas mon œuvre, c’est moi sans être moi, donc je n’ai pas d’obligation à l’égard de ce qui m’est échu.
Mais, dans le même temps, le raisonnement se renverse totalement puisque l’autre idée c’est que la vie est source de pouvoir, source de tous les pouvoirs. Elle est donc « condition » de ces pouvoirs, elle est en amont de ces pouvoirs donc elle n’est pas, elle-même, « objet » de pouvoir, ce serait une contradiction dans les termes.
Donc, le fait que la vie m’est échue, sans que je l’ai voulu, signifie que, en fait, je suis partie prenante de quelque chose qui est source de mon pouvoir mais qui n’est pas objet de mon pouvoir."
Et l’autre idée que vous évoquiez ?
"Je pense qu’elle est aussi assez importante. Une des caractéristiques de la vie c’est qu’elle est source de possibles. La vie est capacité de réajustement, de restauration, de renouvellement. Le corps vivant, aussi longtemps qu’il est en vie, lutte contre ce qui le menace, la plaie cicatrise, le temps fait son œuvre, etc.
D’où l’idée qu’être en vie, c’est être ouvert à une liberté de restauration, de revirement de situation. Donc en ce sens, il n’y a pas de tragique de la vie. Radicalement, le tragique suppose qu’il y ait une nécessité qui conduit à la mort. En fait, la vie est puissance de renaissance constante. La tentation du suicide repose sur l’oubli de ce fait.
La vie peut être pénible et lourde à porter mais elle a quand même en elle, aussi longtemps qu’elle est là, cette puissance de surgissement, de restauration, de reprise..."
D’où l’idée qu’être en vie, c’est être ouvert à une liberté de restauration, de revirement de situation. Donc en ce sens, il n’y a pas de tragique de la vie. Radicalement, le tragique suppose qu’il y ait une nécessité qui conduit à la mort. En fait, la vie est puissance de renaissance constante. La tentation du suicide repose sur l’oubli de ce fait.
La vie peut être pénible et lourde à porter mais elle a quand même en elle, aussi longtemps qu’elle est là, cette puissance de surgissement, de restauration, de reprise..."
Et qu’en est-il du rapport avec les autres ?
''Les autres attendent quelque chose de moi, et je peux aussi recevoir d'eux''
"Comme je l’ai dit précédemment, la première idée à considérer est que la vie est source de pouvoir et non pas objet de pouvoir.
La deuxième idée importante est que la vie est puissance de restauration, de reviviscence, de renaissance, peut-être de résurrection. Donc on ne peut pas désespérer de la vie au regard de ce qui a eu lieu.
Mais une autre idée en effet, et non la moindre, sur laquelle il faut s’arrêter c’est que la vie est « ma » vie, certes, mais elle est, en même temps, engagée dans la relation aux autres. Les autres attendent quelque chose de moi et je peux aussi attendre quelque chose d’eux.
Le désespoir est souvent lié à la solitude ou à l’idée qu’on a d’être seul. On peut peut-être raviver le goût de la vie en allant vers l’autre… pour le solliciter, lui demander son aide. Et même aussi pour lui donner ce qu’on croit ne pas avoir. Parce que le paradoxe, c’est qu’on peut donner ce qu’on n’a pas ! On peut donner même la joie qu’on n’a pas, seulement peut-être dans la rencontre".
La deuxième idée importante est que la vie est puissance de restauration, de reviviscence, de renaissance, peut-être de résurrection. Donc on ne peut pas désespérer de la vie au regard de ce qui a eu lieu.
Mais une autre idée en effet, et non la moindre, sur laquelle il faut s’arrêter c’est que la vie est « ma » vie, certes, mais elle est, en même temps, engagée dans la relation aux autres. Les autres attendent quelque chose de moi et je peux aussi attendre quelque chose d’eux.
Le désespoir est souvent lié à la solitude ou à l’idée qu’on a d’être seul. On peut peut-être raviver le goût de la vie en allant vers l’autre… pour le solliciter, lui demander son aide. Et même aussi pour lui donner ce qu’on croit ne pas avoir. Parce que le paradoxe, c’est qu’on peut donner ce qu’on n’a pas ! On peut donner même la joie qu’on n’a pas, seulement peut-être dans la rencontre".
Certains disent volontiers que le suicide est un acte de courage. Qu’en pensez-vous ?
"Le courage consiste à savoir affronter le danger avec lucidité et prudence en même temps. Donc quelqu’un qui se jette dans la gueule du loup fait preuve de témérité et non pas de courage. Celui qui pose un acte désespéré pour échapper à une responsabilité ou pour échapper à ce qu’il perçoit come un danger à tort, ne pose pas un acte de courage.
Le courage n’existe pas sans le discernement du vrai danger. Si on se donne la mort pour échapper à la peine de vivre, ce n’est pas du courage puisqu’on n’a pas compris où est la vraie menace, où est le vrai danger. Le vrai danger est dans la négation, dans la destruction totale de soi et dans « l’anéantissement des possibles » qu’on porte en soi, si restreints soient-ils à nos yeux. En ce sens, c’est plus un acte d’esquive ou de désespoir qu’un acte de courage."
Le courage n’existe pas sans le discernement du vrai danger. Si on se donne la mort pour échapper à la peine de vivre, ce n’est pas du courage puisqu’on n’a pas compris où est la vraie menace, où est le vrai danger. Le vrai danger est dans la négation, dans la destruction totale de soi et dans « l’anéantissement des possibles » qu’on porte en soi, si restreints soient-ils à nos yeux. En ce sens, c’est plus un acte d’esquive ou de désespoir qu’un acte de courage."
Frédéric Laupies a contribué à L’encyclopédie philosophique universelle des Puf (Presses universitaires de France) tome 4. Il a dirigé le Dictionnaire de culture générale de la collection Major (Puf), écrit une quinzaine d’ouvrages dont un "Que sais-je ?", La Liberté, ainsi que des ouvrages sur diverses questions éthiques et anthropologiques. Le dernier-né s'intitule : Leçon philosophique sur la vie (Puf, Col. Major, 2009). Il est également consultant en philosophie, sociologie, histoire et religion pour "le Petit Larousse" et "l’Encyclopédie Larousse" en ligne.
Notre vie - son début, son déroulement, sa fin – ne nous appartiendrait donc pas totalement ?
Qu'est-ce que ma vie : un objet, un terrain de liberté, un don ?
Frédéric Laupies : "L’élément assez capital, pour répondre à cette interrogation, c’est que la vie n’est jamais un objet. Objet, c'est-à-dire quelque chose qui est devant nous et qui est à notre disposition.
En fait, la vie n’est pas un objet puisque je suis vivant. Je suis en vie, donc la vie n’est pas une abstraction mais elle existe en tant que je m’éprouve vivant, que je suis vivant… de l’intérieur en quelque sorte.
En ce sens, est posée la question fondamentale de la liberté. On peut dire que l’intervention sur la vie d’un autre est une prise de possession indue, illégitime de l’autre. Ce qui pose, sous ce rapport, des problèmes de bioéthique pour la vie naissante et peut-être également par rapport à la fin de vie en se demandant jusqu’à quel point l’environnement ne fait pas pression pour susciter une demande d’euthanasie.
Mais, vu sous cet angle, c’est encore relativement simple ; on comprend bien que personne n’a de droit sur la vie d’un autre."
En fait, la vie n’est pas un objet puisque je suis vivant. Je suis en vie, donc la vie n’est pas une abstraction mais elle existe en tant que je m’éprouve vivant, que je suis vivant… de l’intérieur en quelque sorte.
En ce sens, est posée la question fondamentale de la liberté. On peut dire que l’intervention sur la vie d’un autre est une prise de possession indue, illégitime de l’autre. Ce qui pose, sous ce rapport, des problèmes de bioéthique pour la vie naissante et peut-être également par rapport à la fin de vie en se demandant jusqu’à quel point l’environnement ne fait pas pression pour susciter une demande d’euthanasie.
Mais, vu sous cet angle, c’est encore relativement simple ; on comprend bien que personne n’a de droit sur la vie d’un autre."
Sur la vie d’un autre, soit, mais sur notre propre vie ?
"La question devient en effet plus complexe quand on pense le rapport de soi à soi : j’ai tous les droits sur moi puisqu’il s’agit de ma liberté à moi pense-t-on spontanément. En mettant fin à mes jours, je ne nuis à personne, je ne porte pas atteinte à autrui ; « ma liberté s’arrête là où commence celle des autres ».
Mais là, les choses ne sont pas si simples, pour deux raison majeures. D’une part, ma liberté n’est pas une toute puissance désincarnée. Elle n’est pas un pouvoir pur, qui serait étranger à tout enracinement, à tout engagement. Si je peux être libre, c’est justement parce que je suis vivant. Donc la « condition » de ma liberté n’est pas objet de ma liberté. Si je suis libre c’est parce que je suis vivant … ma liberté ne peut donc pas se retourner contre ce qui en est la condition.
D’autre part, porter atteinte à ses jours, c’est mépriser l’engagement dans la relation aux autres. L’idée d’une liberté qui agit de soi sur soi, est une pure abstraction parce qu’on est toujours dans la relation aux autres. On sous-estime sans doute beaucoup l’attention des autres, qui ne se manifeste peut-être pas assez, soit, mais qui indéniablement existe.
C’est sans doute pour cela que le suicide apparaît comme une sorte d’appel au secours, désespéré et contradictoire, un peu comme si on voulait ultimement réclamer l’amour des autres, sans plus pouvoir être là pour s’apercevoir qu’il existe encore... D’où les tentatives de suicide volontairement échouées, le chantage à la mort, tous les éléments intéressant le chantage affectif qui montrent bien que ma vie est engagée dans la vie des autres et réciproquement."
Mais là, les choses ne sont pas si simples, pour deux raison majeures. D’une part, ma liberté n’est pas une toute puissance désincarnée. Elle n’est pas un pouvoir pur, qui serait étranger à tout enracinement, à tout engagement. Si je peux être libre, c’est justement parce que je suis vivant. Donc la « condition » de ma liberté n’est pas objet de ma liberté. Si je suis libre c’est parce que je suis vivant … ma liberté ne peut donc pas se retourner contre ce qui en est la condition.
D’autre part, porter atteinte à ses jours, c’est mépriser l’engagement dans la relation aux autres. L’idée d’une liberté qui agit de soi sur soi, est une pure abstraction parce qu’on est toujours dans la relation aux autres. On sous-estime sans doute beaucoup l’attention des autres, qui ne se manifeste peut-être pas assez, soit, mais qui indéniablement existe.
C’est sans doute pour cela que le suicide apparaît comme une sorte d’appel au secours, désespéré et contradictoire, un peu comme si on voulait ultimement réclamer l’amour des autres, sans plus pouvoir être là pour s’apercevoir qu’il existe encore... D’où les tentatives de suicide volontairement échouées, le chantage à la mort, tous les éléments intéressant le chantage affectif qui montrent bien que ma vie est engagée dans la vie des autres et réciproquement."
Si le suicide n’est pas la solution, il faut donc affronter la vie et ses contraintes. Mais la vie, même dans des conditions extrêmement difficiles, reste-t-elle un bien ?
Regarder un oiseau, sentir le souffle du vent sur son visage : des instants à goûter même au coeur de la douleur.
"Un élément de réponse se trouve dans les petites choses. On ne vit jamais tous les moments de sa vie à la fois. Donc on ne vit qu’au présent. Les conditions extrêmement difficiles se comprennent au présent, c'est-à-dire qu’il y a une part du mal qui peut peut-être être atténuée dans la relation qu’on a avec le temps.
La pénibilité de la vie est souvent accrue par l’anticipation des maux à venir, l’anxiété, l’inquiétude et peut-être le ressassement des maux passés. Si l’on vit au présent, il y a peut-être déjà une dimension de mal qui peut d’une certaine façon disparaître.
De plus, il peut y avoir des petits moments de plaisir, des moments de bonheur au cœur même de la douleur et de la souffrance : regarder un oiseau passer, sentir le souffle du vent sur son visage, reconnaître le sourire d’un ami… Alors même que l’on souffre, c’est quelque chose qui redonne à la vie sa dimension plénière de « grâce », de don.
Car il y a une dimension importante à ne pas oublier, c’est que la vie est une grâce, indépendamment même du sens théologique, mais dans le sens où elle nous est donnée. Même si nous disons qu’il n’y a pas de donateur, ça n’empêche pas que la vie est donnée dans le sens où je ne la produis pas et où elle est une « potentialité » qui recèle de multiples promesses. Donc l’accueillir dans l’instant, c’est aussi savoir ce que l’instant recèle de possibilités…"
La pénibilité de la vie est souvent accrue par l’anticipation des maux à venir, l’anxiété, l’inquiétude et peut-être le ressassement des maux passés. Si l’on vit au présent, il y a peut-être déjà une dimension de mal qui peut d’une certaine façon disparaître.
De plus, il peut y avoir des petits moments de plaisir, des moments de bonheur au cœur même de la douleur et de la souffrance : regarder un oiseau passer, sentir le souffle du vent sur son visage, reconnaître le sourire d’un ami… Alors même que l’on souffre, c’est quelque chose qui redonne à la vie sa dimension plénière de « grâce », de don.
Car il y a une dimension importante à ne pas oublier, c’est que la vie est une grâce, indépendamment même du sens théologique, mais dans le sens où elle nous est donnée. Même si nous disons qu’il n’y a pas de donateur, ça n’empêche pas que la vie est donnée dans le sens où je ne la produis pas et où elle est une « potentialité » qui recèle de multiples promesses. Donc l’accueillir dans l’instant, c’est aussi savoir ce que l’instant recèle de possibilités…"
Mais pourtant la vie nous demande souvent des renoncements parfois difficiles…
''La vie est vraiment vivante, si l'on est capable de se dépouiller, de renoncer...''
"Bien sûr ! Mais la vie est vraiment vivable et vivante si on est capable d’accueillir en elle, paradoxalement, la mort. La mort comme disparition irréversible un jour, mais aussi toutes les petites morts partielles.
En quelque sorte, la vie est vraiment « vivante » quand on est capable de faire le deuil de certaines parties de son passé, si on est capable de se dépouiller de certaines choses, si on est capable aussi de renoncer, de renoncer par amour de l’autre, si on est capable de passer outre un affront, etc. etc.
Je pense que la vie est justement cette puissance de création qui passe aussi par la mort, par la mort à soi-même. Il faut faire mourir l’ignorance pour devenir savant, il faut faire mourir l’impatience pour être patient… La beauté de la vie ne vient pas du fait que la vie soit rose, la beauté de la vie ne vient pas du fait que la vie soit édulcorée, mais elle vient justement de cette sorte de contraste. Voyez justement comme Victor Hugo joue, dans la préface de Cromwell, sur ces contrastes : « le laid existe à côté du beau, dit-il, le difforme près du gracieux, le grotesque au revers du sublime, le mal avec le bien, l’ombre avec la lumière… »
Donc si on est dans cette logique-là que la vie passe par la mort, mais la mort partielle, la mort qui vivifie : « si le grain jeté en terre ne meurt, il ne peut porter du fruit », ça donne une capacité à reconnaître le bien qu’est la vie alors même que l’on passe par une phase de difficulté ou d’épreuves."
En quelque sorte, la vie est vraiment « vivante » quand on est capable de faire le deuil de certaines parties de son passé, si on est capable de se dépouiller de certaines choses, si on est capable aussi de renoncer, de renoncer par amour de l’autre, si on est capable de passer outre un affront, etc. etc.
Je pense que la vie est justement cette puissance de création qui passe aussi par la mort, par la mort à soi-même. Il faut faire mourir l’ignorance pour devenir savant, il faut faire mourir l’impatience pour être patient… La beauté de la vie ne vient pas du fait que la vie soit rose, la beauté de la vie ne vient pas du fait que la vie soit édulcorée, mais elle vient justement de cette sorte de contraste. Voyez justement comme Victor Hugo joue, dans la préface de Cromwell, sur ces contrastes : « le laid existe à côté du beau, dit-il, le difforme près du gracieux, le grotesque au revers du sublime, le mal avec le bien, l’ombre avec la lumière… »
Donc si on est dans cette logique-là que la vie passe par la mort, mais la mort partielle, la mort qui vivifie : « si le grain jeté en terre ne meurt, il ne peut porter du fruit », ça donne une capacité à reconnaître le bien qu’est la vie alors même que l’on passe par une phase de difficulté ou d’épreuves."
Et pour les personnes malades, dépressives ?
"Il faut en effet considérer que le suicide est aussi, autant que je le sache, assez souvent une sorte de nécessité qui est liée à une dépression nerveuse profonde. Il peut donc y avoir, dans ce cas-là, une dimension involontaire du suicide.
Ce qui est, à mes yeux, assez pervers, c’est le discours positif qui existe sur le suicide, comme si c’était une éthique, comme si c’était une posture. Or ce n’est pas du tout du même ordre.
Le geste de quelqu’un qui se donne la mort parce qu’il n’est plus dans son état normal, ne peut pas être érigé en conduite éthique. C’est en fait une nécessité purement subie par la personne. La condition de l’éthique, la liberté, a alors disparu. Il me semble juste et raisonnable de ne pas fonder une conduite libre sur ce qui ne peut exister que par la suppression de toute liberté. Rien, à ma es yeux, ne permet de justifier le suicide : il est toujours « un mal objectif », une destruction des potentialités de la vie, une insulte faite à l’autre et à soi-même…"
Ce qui est, à mes yeux, assez pervers, c’est le discours positif qui existe sur le suicide, comme si c’était une éthique, comme si c’était une posture. Or ce n’est pas du tout du même ordre.
Le geste de quelqu’un qui se donne la mort parce qu’il n’est plus dans son état normal, ne peut pas être érigé en conduite éthique. C’est en fait une nécessité purement subie par la personne. La condition de l’éthique, la liberté, a alors disparu. Il me semble juste et raisonnable de ne pas fonder une conduite libre sur ce qui ne peut exister que par la suppression de toute liberté. Rien, à ma es yeux, ne permet de justifier le suicide : il est toujours « un mal objectif », une destruction des potentialités de la vie, une insulte faite à l’autre et à soi-même…"
Et les suicides par amour, ne sont-ils pas vus parfois comme un "sommet" ?
''Le suicide par amour vient d'une vision de l'amour courtois qui recherche la fusion''.
"Les suicides « par amour » sont liés à la perversion de l’amour par un schéma inspiré de l’amour courtois. Un livre de Denis de Rougemont, l’Amour et l’Occident, explique la logique de l’amour courtois de manière assez claire : celui-ci suppose la « fusion » or la seule manière de fusionner, c’est la négation de soi… et la négation totale de soi passe par la mort.
Le véritable amour est alors impossible par définition puisque, tant qu’il y a les deux, il n’y a pas de fusion, donc il n’y a pas l’absolu de l’amour… D’où le lien étroit entre l’amour et la mort.
Cette vision nous vient de très loin dans l’Antiquité, à partir notamment de l’Orphisme et une conception de l’absolu compris comme « l’Un », l’unique, n’admettant aucun autre. L’amour consiste à rejoindre « l’Un » et à se fondre en lui.
Ce que Denis de Rougemont met également en évidence c’est que la logique judéo-chrétienne va directement à l’inverse puisque Dieu Créateur fait exister d’autres êtres que lui. Donc le mal n’est plus du tout dans la multiplicité, ni dans le corps, le mal est dans la perte de la relation.
On est donc en présence de deux logiques d’amour totalement opposées : l’amour « fusion » et l’amour « communion ». L’amour communion maintient justement la différence des êtres unis dans l’amour. Donc on a d’un côté l’unicité où on se fond dans l’un, l’unique, et de l’autre l’unité qui associe et articule le multiple dans l’union-communion.
Cette notion rejoint ce que je disais précédemment sur les petites choses : si on envisage l’amour comme communion, il ne passe en aucune façon par la mort au sens strict. En revanche, il peut susciter de petits renoncements et des morts partielles, mais il se joue en fait, au jour le jour, dans une relation qui est vraiment « vivante ».
Ce schéma de l’amour courtois a pour lui d’être assez grandiose avec un sens de l’absolu, de l’intransigeance totale. On le retrouve dans une certaine littérature, Roméo et Juliette, la Nouvelle Héloïse de Rousseau... jusqu’aux romans de gare. Il exerce une véritable fascination…On pense à Goethe avec les souffrances du jeune Werther et aux vagues de suicides qui ne se comprennent justement que par une logique mimétique de cette conception de l’amour.
Je pense qu’il est important de voir qu’il existe une soif d’absolu que nous portons tous en nous – et que les jeunes ressentent peut-être de manière plus présente - mais cette soif d’absolu peut elle-même être très perverse si elle empêche d’avoir le sens de la relation et même le sens du relatif. La vraie rencontre de l’absolu est au sein des réalités les plus simples : la confiance, l’amour véritable, la joie de créer, etc."
Le véritable amour est alors impossible par définition puisque, tant qu’il y a les deux, il n’y a pas de fusion, donc il n’y a pas l’absolu de l’amour… D’où le lien étroit entre l’amour et la mort.
Cette vision nous vient de très loin dans l’Antiquité, à partir notamment de l’Orphisme et une conception de l’absolu compris comme « l’Un », l’unique, n’admettant aucun autre. L’amour consiste à rejoindre « l’Un » et à se fondre en lui.
Ce que Denis de Rougemont met également en évidence c’est que la logique judéo-chrétienne va directement à l’inverse puisque Dieu Créateur fait exister d’autres êtres que lui. Donc le mal n’est plus du tout dans la multiplicité, ni dans le corps, le mal est dans la perte de la relation.
On est donc en présence de deux logiques d’amour totalement opposées : l’amour « fusion » et l’amour « communion ». L’amour communion maintient justement la différence des êtres unis dans l’amour. Donc on a d’un côté l’unicité où on se fond dans l’un, l’unique, et de l’autre l’unité qui associe et articule le multiple dans l’union-communion.
Cette notion rejoint ce que je disais précédemment sur les petites choses : si on envisage l’amour comme communion, il ne passe en aucune façon par la mort au sens strict. En revanche, il peut susciter de petits renoncements et des morts partielles, mais il se joue en fait, au jour le jour, dans une relation qui est vraiment « vivante ».
Ce schéma de l’amour courtois a pour lui d’être assez grandiose avec un sens de l’absolu, de l’intransigeance totale. On le retrouve dans une certaine littérature, Roméo et Juliette, la Nouvelle Héloïse de Rousseau... jusqu’aux romans de gare. Il exerce une véritable fascination…On pense à Goethe avec les souffrances du jeune Werther et aux vagues de suicides qui ne se comprennent justement que par une logique mimétique de cette conception de l’amour.
Je pense qu’il est important de voir qu’il existe une soif d’absolu que nous portons tous en nous – et que les jeunes ressentent peut-être de manière plus présente - mais cette soif d’absolu peut elle-même être très perverse si elle empêche d’avoir le sens de la relation et même le sens du relatif. La vraie rencontre de l’absolu est au sein des réalités les plus simples : la confiance, l’amour véritable, la joie de créer, etc."
Pour vous, en tant qu’homme et philosophe, quelle est votre option personnelle ?
''Aimer la vie, c’est faire son possible pour en faire jaillir les potentialités'' Frédéric Laupies
"Pour moi, le point d’ancrage c’est, en fait, qu’il faut apprendre à vivre. C’est paradoxal, puisqu’on vit déjà donc il n’est pas besoin d’apprendre ce qu’on aurait déjà en soi ! Mais il faut apprendre à vivre dans un « apprentissage » de la vie.
Apprendre à vivre, c'est-à-dire avoir la conscience que la vie demande à être comprise, qu’elle porte un sens en elle-même, qu’elle a des potentialités qui pourraient passer inaperçues.
Apprendre à vivre, c’est déjà comprendre que l’on peut passer à côté de sa propre vie, en n’étant pas assez attentif au présent, en n’ayant peut-être pas bien compris le rapport entre la mort et la vie, en s’attendant à ce que tout aille de soi…
Apprendre à vivre, c’est aussi apprendre à comprendre qu’on n’est pas le centre du monde… Il existe une lettre de Descartes dans laquelle il dit: « si on rapporte tout à soi, on perd toute fidélité, toute amitié… ».
Donc apprendre à vivre, c’est comprendre qu’il y a des choses à savoir pour vivre, au sens littéral qu’il y a un « savoir-vivre ». Mais ce « savoir-vivre » n’est pas purement social, il n’est pas non plus l’application de règles ; il s’accomplit véritablement s’il est en même temps un « art de vivre ».
Ma conviction c’est qu’on vit d’autant mieux qu’on a compris qu’il y a quelque chose à savoir pour vivre. Dans le même temps, c’est la vie elle-même qui nous enseigne ce qu’il faut savoir. Mais la vie par la médiation de l’autre, d’où la nécessité de « maîtres » pour apprendre à vivre.
Si on n’apprend pas à vivre, on risque de ne pas aimer la vie.
Aimer la vie, ce n’est pas se laisser porter par la pure spontanéité. Aimer la vie, c’est savoir relativiser, savoir mettre en perspective, ne pas radicaliser le présent… Aimer la vie, c’est faire son possible pour en faire jaillir toutes les potentialités…"
Apprendre à vivre, c'est-à-dire avoir la conscience que la vie demande à être comprise, qu’elle porte un sens en elle-même, qu’elle a des potentialités qui pourraient passer inaperçues.
Apprendre à vivre, c’est déjà comprendre que l’on peut passer à côté de sa propre vie, en n’étant pas assez attentif au présent, en n’ayant peut-être pas bien compris le rapport entre la mort et la vie, en s’attendant à ce que tout aille de soi…
Apprendre à vivre, c’est aussi apprendre à comprendre qu’on n’est pas le centre du monde… Il existe une lettre de Descartes dans laquelle il dit: « si on rapporte tout à soi, on perd toute fidélité, toute amitié… ».
Donc apprendre à vivre, c’est comprendre qu’il y a des choses à savoir pour vivre, au sens littéral qu’il y a un « savoir-vivre ». Mais ce « savoir-vivre » n’est pas purement social, il n’est pas non plus l’application de règles ; il s’accomplit véritablement s’il est en même temps un « art de vivre ».
Ma conviction c’est qu’on vit d’autant mieux qu’on a compris qu’il y a quelque chose à savoir pour vivre. Dans le même temps, c’est la vie elle-même qui nous enseigne ce qu’il faut savoir. Mais la vie par la médiation de l’autre, d’où la nécessité de « maîtres » pour apprendre à vivre.
Si on n’apprend pas à vivre, on risque de ne pas aimer la vie.
Aimer la vie, ce n’est pas se laisser porter par la pure spontanéité. Aimer la vie, c’est savoir relativiser, savoir mettre en perspective, ne pas radicaliser le présent… Aimer la vie, c’est faire son possible pour en faire jaillir toutes les potentialités…"
Leçon Philosophique sur la vie, de Frédéric Laupies, aux PUF, 2009.</body> </html>