L'homme augmenté : pourrons-nous devenir invulnérables?


L'homme, tel que nous le connaissons depuis des millénaires, pourrait disparaître. Son remplaçant ? L'homme dit "augmenté", ou le post-humain, transformé par les sciences et les techniques. Pour les tenants du transhumanisme, il faut construire ce nouvel être, libre des dernières chaînes qui le retiennent. Espoir ou dangereuse illusion ?



Au début de l'Histoire donc, un homme dans une caverne - une lance dans une main, et quelque chose comme un pot de peinture dans l'autre. Il chasse, dessine ce qu'il a chassé sur les murs, s'enquiert d'une femme (lui dessine éventuellement ce qu'il a chassé sur les murs), et contemple les ombres que le feu jette sur les parois qui l'abritent.

Après quoi, l'homme du début invente des sépultures et laisse enfin derrière lui une progéniture qui reproduira sensiblement la même chose.


Ce n'est pas que l'homme des origines soit stupide, non, ou bien qu'il manque d'imagination. C'est qu'il a un corps qui le tient mieux que des chaînes. Un corps pesant, vulnérable et rétif au grand chambardement que lui suggère son esprit. Il voudrait s'évader assez loin, mais las ! Il est contraint de faire du feu et d'aiguiser sa lance…

Une homme ''augmenté'' par la génétique, les nanotechnologies et l'informatique

A la fin de l'Histoire, ce même homme possède un corps élastique et malléable. Il se déplace dans l'espace (ce lieu que ses ancêtres tenaient pour être celui des dieux) et peut contrôler le taux de fécondité d'un pays. Mieux, il maîtrise sa propre vie, il parvient presque à la créer en laboratoire. La génétique, les nanotechnologies, l'informatique et les sciences cognitives lui permettent ce tour de passe-passe.
L'homme augmenté détient les codes de sa propre fabrication

Il y avait l'humain, il y a désormais le post-humain. Entre l'homme du début et celui de la fin, un mot désigne ce fossé béant : augmenté. L'homme augmenté est donc cet homme qui détient les codes de sa propre fabrication. Il les possède tellement qu'il peut désormais en changer la structure, la rendre plus résistante, plus solide, plus rapide, faire advenir un corps plus grand, plus jeune – c'est-à-dire vieux plus longtemps.

On pense à Oscar Pistorius, l'athlète aux jambes de carbone.
Mais les défenseurs du transhumanisme vont beaucoup plus loin dans leur rêve de puissance.

Un homme robot muni d'un corps machine ?

Pour eux, c'est un fait : le corps humain n'est plus ce terreau fragile qu'eurent à subir nos aïeux, boulette de terre sanguinolente et dépendante des aléas de la nature, soumise aux turbulences du monde et aux fantaisies qui le composent.

Nous voilà bientôt munis d'un corps-machine, avec casque intégré. La chair de l'homme est portée disparue sous les habiles inventions de la technologie. "Des nano-robots intelligents seront profondément intégrés à notre corps, notre cerveau et notre environnement, surmontant la pollution et la pauvreté, nous procurant une immense longévité, une immersion de tous nos sens dans la réalité virtuelle (à la Matrix), et déployant notre intelligence", explique le transhumaniste Ray Kurzweil (auteur de Humanité 2.0).

Mais au fait, si la ligne de démarcation entre l'homme et la machine est si confuse, peut-on encore parler d'un homme ?

Où va l'humanité ?

Deux scientifiques, Jean-François Mattéi, membre de l'Académie nationale de médecine, et Israël Nisand, gynécologue-obstétricien au CHU de Strasbourg, s'interrogent dans un livre d'une savante concision : Où va l'humanité ?

En posant cette question, à savoir "ce que deviendrait l’espèce humaine affranchie de sa vulnérabilité, sa conscience, ses émotions, sa finitude qui furent les moteurs de son évolution", les deux spécialistes contraignent le lecteur à choisir entre deux hommes : le cyborg (contraction de cybernétique et organisme), c'est-à-dire l'homme-machine, ou le néotène. Le quoi ? Néotène.

Il s'agit de cet homme qui naît sans vraies déterminations, celui que nous connaissons, libre de se planter et libre d'échouer. "Un être mal fait, terriblement incomplet […] qui se raconte à lui-même une histoire de singe passé à la perfection" alors que nous ne savons pas même descendre correctement un escalier.

Voilà le choix, selon eux, que nous avons à faire : ou l'homme-machine, performant en toute chose, ou le maladroit honteux.

Le culte de la performance est une impasse dangereuse

Certains philosophes ont délibérément pris le parti du second, l'homme vulnérable. C'est le cas de Fabrice Hadjadj, auteur de Réussir sa mort: anti-méthode pour vivre
Pour lui, l'échec, l'imperfection est le lieu même de notre plus haute victoire. Est-ce un goût pour la mortification ? Au contraire. Il s'agit là d’une appétence pour la vie. Pour le dire vite : sans peur de la mort et sans la possibilité du plantage, pas de goût pour la vie.

Sans une faille dans l'armure, impossible de partir vaillamment au combat. Le culte de la performance et le rêve d'un homme dénué de chair, comme le sont les machines, est donc une impasse dangereuse

Sans peur de la mort, pas de goût pour la vie



Même analyse de Jean-Michel Besnier, philosophe et auteur de Demain les posthumains, le futur a-t-il encore besoin de nous. "Si nous communiquons les uns avec les autres, c’est parce que nous sommes des êtres blessés et en ce sens, ouverts, déclare-t-il dans Sciences et Avenir. Cette incomplétude qui nous caractérise nous porte les uns vers les autres. Une humanité sans blessures serait fermée sur elle-même. C'est bien pourquoi d'ailleurs les sociétés totalitaires ont misé sur l'avènement d'un homme invulnérable".

Quant à Jean-Claude Guillebaud, il souligne que la construction du surhomme conduit nécessairement vers l'eugénisme le plus cruel: "Ne se trouverait-on pas confrontés à l'existence d'une catégorie de surhommes face à des centaines de millions de sous-hommes?" (La Vie vivante. Contre les nouveaux pudibonds)

Dans le monde que nous réserve la technologie, le corps humain ne serait plus qu'un matériau anodin que l'on pourrait transformer à notre guise, selon la mode du moment. Jean-Claude Guillebaud oppose à cette vie-là, artificielle et caoutchouteuse, ce qu'il appelle "la Vie vivante", celle qui s'exprime dans un corps pleinement assumé.

Au fond, tenons-nous à notre humanité, fragile et pourtant grande, à cette petite poussière de sang et qui se confond avec l'argile ? C'est la vraie question que nous devons nous poser.

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Paul Piccarreta
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